Un
banc vert à la peinture écaillée où je vais m'asseoir, le temps
d'une courte pause. Des militaires passent. Un banc public résiste
dans le jardin venté et offre un moment de pause au quidam, à qui
veut, à qui vague, à qui s'évade au grand air loin du vacarme
ambiant. A l'abri des arbres aux feuilles légères qui virevoltent
au soleil et au vent, au creux des grandes racines qui surgissent,
transpercent le sable mêlé au gravier gris et marron. Je regarde la
vie passer, juste passer. Comme c'est important ! Juste
regarder.
Une
petite dame s'avance dans l'allée. Pas l'allée centrale qui déroule
son tapis de petits cailloux de façon solennelle, implacable dans sa
grande largeur. De sa longueur rectiligne infinie qui s'étale et
effraie. Non, sur le côté, dans une allée plus petite qui jouxte
la première, la grande. Une allée moins impressionnante.
La
petite dame porte un foulard bleu vert noué autour du menton. Son
front grand et sinueux est en avant, il tire le reste du corps en
marche. Les yeux s'étirent sur le côté en écheveau de rides
comme autant de chemins de vie. Je ne distingue pas leur couleur
depuis mon banc. Le front bombé résiste dans ce corps en marche,
maigre et noueux.
Un
blazer vert à motifs cachemire blancs un peu passés par le soleil
est fermé par trois boutons vert. Il suit les mouvements de la
marche courbée, front en avant, un peu cahotante et dissimule mal le
corps maigre. Dessous, une robe foncée à carreaux plus clair au raz
des mollets comme des fils tendus et le col d'un chemisier à fleurs
bleu et blanche juste sous le menton anguleux. La variété et le
mélange des motifs attire l'oeil tandis qu'un épais nuage noir
cache le soleil. La petite dame tient un sac à main noir.
En
avant, elle avance pas à pas et le chemin plus petit qu'elle a
choisi semble un désert sans fin tant son pas est ralenti et son
front tendu en avant vers un point qu'elle seule doit connaître.
J'aperçois les poignets fins, très minces et les mains parsemées
de veines saillantes. Ce qui me frappe à cet instant, c'est la
finesse du corps comme parcheminé. Décharné et fragile,
extrêmement. Il se tend pourtant vers l'avant. Dans un mouvement peu
assuré mais résistant, en avant. Le front, bombé sinueux en avant,
le regard clair dans le gris de l'orage qui menace. Elle doit être
très âgée. Je ne saurais en dire plus sur cet âge, elle a dépassé
toutes les mesures, les agendas qui découpe, fragmente et compte.
Comme métaphysique, elle avance. Dans un présent qui seul compte
désormais. Je ne suis disponible qu'à cette observation.
Plus
de montre, pourtant quelque chose déferle très lentement.
Comme
les statues de Giacometti, ce fil extrême de vie au-delà du corps
décharné, élimé réduit à l'ultime. A cet instant, le
misérabilisme souvent accolé aux vieux corps n'a surtout pas lieu
d'être. Le fil de vie raconte la solitude à l'oreille des morts. Et
cette solitude révélée à qui prend le temps de voir, est une
gloire très sûre. Elle tient éveillée le courage et le silence.